« Alors, ça va actuellement ? » – « Bof, c’est morose. »

Actuellement, quand nous discutons entre professionnel(le)s, indépendants ou libraires, c’est souvent cette même rengaine. Au départ, nous mettons ça sur le compte d’un salon peu fréquenté lié à une communication du tonnerre (à lire avec cet article pas si caricatural que cela ^^). Puis, même avec une fréquentation supérieure ou, simplement, en suivant nos chiffres de ventes, nous constatons cette baisse.
De mon côté, les chiffres ne mentent pas : l’année dernière n’a pas été une très bonne année et cette année sera pire (il manque près de 3 000 ventes juste pour rattraper les chiffres de l’année dernière !). 
Alors, forcément, on s’interroge et on se remet aussi en question, c’est normal. Pourtant, au fil des échanges, ce qui ressort le plus souvent concerne le pouvoir d’achat. L’achat plaisir ne se fera pas ou il sera plus limité, avec un panier moyen moindre.
Une libraire m’expliquait récemment qu’elle avait toujours sa même clientèle mais que ses habitudes avaient changé. Par exemple, au lieu d’acheter le dernier roman en format gros pavé à 20€, la clientèle optera pour un livre de poche à moins de 10. Cette libraire aura toujours ce même client, un livre vendu mais un panier divisé par deux. Pour comparer avec un autre secteur, c’est comme si un restaurateur ne servait plus que des entrées : ses charges restent les mêmes, le restaurant a toujours la même fréquentation mais l’addition sera bien différente… Après, à la différence du restaurateur, nous ne pouvons pas jouer sur le prix du livre ni ajouter ou enlever des pages pour tenter un meilleur équilibre financier. 
 

« Oh, ça va, j’ai vu à la télé les chiffres de vente du dernier Musso, ça fonctionne bien ! »

Je discute beaucoup lors des salons (qui a dit « trop » ?) et, bien souvent, je me rends compte que le grand public a une vision tronquée, liée à des chiffres en trompe-l’oeil. Il entendra parler en effet du tirage du dernier Astérix, il écoutera l’interview de tel auteur et ses chiffres de ventes colossaux, il peut même voir passer le nom de tel ou tel éditeur dans les grandes fortunes du pays. Pourtant, ces beaux chiffres cachent l’extrême précarité du secteur. Comme j’aime bien les comparaisons, c’est comme si on disait à un musicien qu’il ne peut que bien vivre car les chiffres d’Aya Nakamura sont super bons !
 
La libraire évoquée précédemment me disait que les chiffres globaux de la librairie indépendante en France ne sont pas bons et, que si cette tendance venait à se confirmer, il y aura davantage de fermetures.
 
A cela, il faut aussi ajouter le poids des grands groupes éditoriaux et des géants de la diffusion / distribution qui font la pluie et le beau temps dans le secteur et peuvent accentuer encore plus ces difficultés. Je m’explique.
 
Le pouvoir d’achat du public est réduit, le panier moyen est moindre et, s’il y a un achat, ça sera très certainement au profit d’un ouvrage édité chez un grand groupe et passant par un géant de la diffusion / distribution. Or, ce géant impose aussi ses règles, notamment sur la remise chez le libraire. 
 
Allez, prenons un cas concret.
Monsieur Lambda entre chez son libraire habituel et compte acheter un livre. Il a beaucoup entendu parler du dernier Bankabeul, invité sur diverses radios et télés. Il flâne dans les rayons du libraire et se demande s’il ne va pas prendre un livre en plus… Les fins de mois sont un peu plus compliquées et il se dit qu’il va plutôt se contenter du dernier Bankabeul et éventuellement prendre un bouquin de poche pour les transports. 
Notre libraire encaisse donc le Bankabeul et le livre de poche… L’année dernière, à la même période, Monsieur Lambda avait acheté pour 40 € de livres et, ce jour, il en est à 30 €. Le libraire encaisse donc 10 € en moins.
N’oublions pas que Bankabeul est édité aux Editions du Pognon, distribué par Achète… les Editions du Pognon appartiennent au groupe éditorial Flouze et les bouquins distribués par Achète représentent une grande partie du stock du libraire. 
Depuis plusieurs années, Achète n’a pas souhaité revoir la marge accordée aux libraires. Notre libraire a donc la même marge que l’année dernière… mais, rappelons nous, elle est calculée sur 30 € et non 40 € ! En revanche, notre libraire a eu une augmentation de ses charges, de son loyer et de la plupart de ses dépenses courantes. 
Si on prend le bilan de l’achat de Monsieur Lambda : 
– Bankabeul a eu une vente en plus (tant mieux pour lui)
– Les Editions du Pognon auront aussi eu une vente de plus
– Le placement Achète aura été profitable
– Les éditeurs indépendants présents chez ce libraire n’auront rien vendu
– Le libraire a certes eu un client mais gagnera bien moins sur cet achat que l’année précédente
– Si Monsieur Lambda apprécie le livre, il le conseillera à son entourage, qui, peut-être, fera son unique achat de livre de l’année pour Bankabeul
– Les médias parleront des très bons chiffres de vente de Bankabeul
 
Ce petit exemple permet de montrer la situation actuelle de la chaîne du livre. Bien évidemment, il y aura toujours (et heureusement) des exemples contraires. Le but ici n’est pas d’ouvrir un débat de chiffres mais de simplement retranscrire une situation vécue sur le terrain. 
 
 

Une crise évitable ?

Dans nos discussions, nous avons les optimistes, les pessimistes et les réalistes… Certain(e)s pensent que le secteur va clairement s’écrouler, d’autres espèrent que tout cela ne sera que passager et d’autres se reconvertissent, s’ajoutent une autre activité ou cherchent d’autres approches (je vous laisse deviner qui est qui).

Je vous avoue, de mon côté, j’oscille entre le réaliste et le pessimiste. J’ai réellement une crainte que le secteur continue sur cette lancée, avec des décideurs publics au mieux ignorants, au pire satisfaits de cette situation.

Pourtant, je suis aussi convaincu qu’il existe des solutions pour ne pas arriver jusqu’à la crise, notamment en jouant sur nos propres habitudes de « consommation » de livres :
– En privilégiant les structures indépendantes pour l’achat de livres neufs 
– En allant chez son libraire pour cela (ce qui permet, aussi, d’avoir des rayons moins tributaires des grands groupes)
– En s’accordant un budget livres dans ses loisirs ou dans son budget cadeaux si cela est possible financièrement
– En conseillant des ouvrages d’indépendants à son entourage (pour compenser le matraquage médiatique sur seulement quelques titres)

Jouable ?

Illustration : Dessin de Nicolas Otero pour l’album Une Histoire Mortelle

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