Produire, produire, surproduire
Alors que l’Assemblée Nationale se penche sur le sujet de la fast fashion, pourquoi ne pas en profiter pour parler aussi du monde du livre ?
Déjà, pourquoi cette comparaison avec la fast fashion ? Cette dernière, la « mode jetable », consiste à vendre à des prix très bas des vêtements (produits dans des conditions épouvantables socialement et environnementalement), de mauvaise qualité et ne durant pas dans le temps, bref, un vêtement qui finit rapidement à la poubelle.
Le livre repose sur un système proche : il faut produire régulièrement de la nouveauté quitte à la jeter si elle ne trouve pas preneur. Et, bien évidemment, dans cette logique, autant tirer au maximum sur les prix pour cela (généralement, ce sont les autrices et auteurs qui en font les frais).
Mais pourquoi cette surproduction de livres ?
Le monde du livre fonctionne sur un roulement de nouveautés.
Les places sont rares chez les libraires et, sauf gros succès éditorial, engouement médiatique ou choix du libraire, il y a un turn-over constant dans les nouveautés.
Le livre doit être visible, être sur une pile, pour pouvoir sortir son épingle du jeu.
En France, il y a environ 70 000 nouveautés qui sortent chaque année dont près de 5 000 BD (comics et mangas compris). Inutile d’avoir un doctorat en mathématiques pour comprendre qu’il est donc matériellement impossible d’avoir une visibilité pour la totalité des sorties. Et, forcément, la durée de visibilité d’une nouveauté est très court. Autrement dit, dans un tel système, il faut avoir sans cesse de la nouveauté pour garder cette place dans les rayons…
Que deviennent toutes ces nouveautés ?
On reprend. Quasiment 200 nouveautés par jour dont une quinzaine juste en BD (pour vous donner une petite idée comparative, Ant Editions a sorti son premier album en 2019 et nous allons avoir notre dixième titre seulement en avril 2024 avec C’est pour qui ? d’Arnü West alors que de grosses structures éditoriales sortent autant de titres en seulement quelques jours).
Là aussi, pas besoin d’avoir la médaille Fields pour comprendre qu’il est matériellement impossible que toutes ces sorties soient rentables et trouvent leur public.
OK… OK… Nous avons donc une surproduction, nous savons qu’il est matériellement impossible d’offrir une visibilité pour l’ensemble de ces titres, le système encourage néanmoins d’avoir des piles chez les libraires et, il est certain que toutes ces piles ne se vendront pas toutes.
Et là, tadaaaaam, le système a tout prévu ! Les retours !
La nouveauté prend de la place ? Il suffit simplement de la retourner. C’est une des spécificités du livre, les ouvrages peuvent être, pour la grande majorité d’entre eux, retournés à l’envoyeur. Et, en plus, sans garantie sur leur état. Le système a même prévu un nom pour cela : « livre défraîchi »… comprendre, bouquin totalement invendable car abîmé, tâché, mangé par les souris, gribouillé, etc. Et, dans la plupart des cas, il sera détruit ! Comble de l’ironie, personne n’est responsable de ce livre défraîchi : il peut avoir un coup de cutter magique sur sa couverture et personne ne l’aura mis, ce livre ne sera donc jamais payé même s’il a eu un coût (en plus de son coup) pour sa fabrication.
Bon, de toute façon, ce livre ne sera pas le seul dans ce cas… Certaines nouveautés ne trouvant pas leur public seront aussi détruites malgré un état neuf car leur stockage coûte trop cher. Bon, vous penserez bien à faire pipi sous la douche et éteindre la lumière en sortant… Vous allez comprendre ce petit trait ironique via un exemple imaginaire.
Cette fast edition de façon concrète
Termit Editions, jalousant nos beaux albums Vivre en Macronie d’Allan Barte, décide de se lancer dans une collection de BD politiques en consacrant une BD par parti politique. Après avoir sorti des albums sur LR, LFI, Renaissance, le RN, le PS, le PC, le MoDem, EELV,…, Termit Editions sort des albums sur de micro-partis en démarrant par « Avec BLM » et « A gauche, besoin d’optimisme » (je vous laisse faire la recherche ^_^).
Termit Editions sort ces deux BD à 3 000 exemplaires (soit 6 000 livres imprimés), en arrivant à en placer 2 000 de chaque en librairie (4 000 au total pour les deux titres). Le problème, ces deux titres ne trouvent absolument pas preneur et enregistrent très peu de ventes (quelques connaissances de BLM et de MV et une mauvaise blague pour un anniversaire). Sur les 4 000 livres placés, 2 800 sont retournés. Sur les 2 800 retournés, environ 200 sont défraîchis et mis au pilon directement. Les 2 600 restants pourraient rejoindre les 2 000 albums qui n’ont pas encore été placés, ce qui fait un stock de 4 600 exemplaires.
Or, un stock, ça prend de la place et ça coûte cher… Dans un délai plus ou moins court, ces livres seront détruits. Mais ce n’est pas grave car grâce à ces deux nouveautés, Termit Editions a eu un placement en librairie.
On revient sur le bilan écologique et économique de ces livres :
Des autrices / auteurs ont travaillé dessus. Compte tenu des faibles ventes, elles / ils ne toucheront pas le moindre droit d’auteur et se contenteront des avances sur droits (somme versée en avance en anticipant de futures ventes… et aucun droit ne sera versé tant que cette somme ne sera pas atteinte).
Ces 4 800 livres détruits ont également été imprimés… Ils ont donc demandé du papier, de l’encre, de l’énergie, du transport. Ils ont été envoyés chez les libraires, encore un transport. Puis retournés, de nouveau un transport. S’ils ont été remis en vente, sans succès, on ajoute encore un autre transport. Sinon, pour être pilonnés, un transport supplémentaire.
Magnifique, hein ?
Dessin : Allan Barte
Un autre système est-il possible ?
Alors ça… C’est une autre paire de manches !
Ce système est clairement bien ancré mais, heureusement, il y a de multiples initiatives pour faire évoluer les choses. Chez Ant Editions, c’est notre cas : les préventes permettent déjà d’ajuster un premier tirage, nous essayons de travailler dans la durée avec les libraires, nous limitons le nombre de nos sorties et nous défendons tout autant nos nouveautés que le fond de notre catalogue.
Néanmoins, toutes nos initiatives restent minoritaires et il faudrait réellement de réels changements dans ce système.
Par exemple, je pense que les aides publiques devraient être conditionnées à l’impact environnemental du livre, notamment sur son lieu d’impression et sur l’usage ou non du pilonnage.
De même, j’estime que les retours devraient être, au minimum, bien plus encadrés : une limite, une seconde vie obligatoire pour les ouvrages défraîchis.
Des tas de pistes seraient encore possibles, notamment sur la surreprésentation des gros groupes éditoriaux dans les rayons.
Si jamais des député(e)s passent dans le coin, il y a du boulot aussi sur le sujet !